22
On m’attaquait.
Laissant à la télécabine le soin de descendre aussi rapidement et sûrement que possible, je m’emparai de l’arme à plasma de Zebra et me cramponnai. La cabine tanguait et roulait, et la sonnerie stridente de l’alarme nuisait à ma concentration. Je passai par-dessus le siège passager où je m’étais étendu la veille au soir et m’approchai de la lunette arrière. Je bandai mes muscles, m’agenouillai, ouvris la portière, qui se souleva comme une aile de mouette. Puis je me penchai sur le siège, ouvris la portière du côté opposé et passai le corps au-dehors, dans le vent. Le sol était encore à plusieurs centaines de mètres en dessous de moi. Je risquai un rapide coup d’œil vers le système de sustentation et le moignon cautérisé à l’endroit où l’un des bras avait été proprement sectionné par je ne sais quel rayon.
Puis je regardai vers le haut, vers l’endroit d’où je venais. Deux autres cabines descendaient. Elles étaient à deux cents mètres environ. Une silhouette noire était penchée par la portière de la plus proche, une arme à l’épaule. Il en partit un éclair aveuglant. Je sentis qu’une traînée d’air ionisé, rosé, m’effleurait, une odeur d’ozone assaillit mes narines et j’entendis le coup de tonnerre provoqué par la fermeture du tunnel de vide formé par le rayon.
Je regardai vers le bas. Nous étions encore descendus d’une centaine de mètres, mais j’étais toujours trop haut, à mon goût. Je me demandai comment la cabine s’en sortirait avec un seul bras.
J’empoignai l’arme de Zebra en faisant des vœux pour qu’elle ne soit pas munie d’un dispositif de reconnaissance individuel, auquel cas elle serait inactivée et je ne pourrais l’utiliser. Mais le flingue détecta que je l’épaulais. La visée s’ajusta et le système de projection rétinienne se porta au niveau de mes yeux. Je sentis son frémissement alors que les gyroscopes et les accumulateurs s’activaient ; c’était comme si une énergie magique le parcourait. J’attendis pour tirer que le système de visée rétinienne s’adapte à mes yeux. L’espace d’un instant, le système hésita, peut-être parce qu’il était configuré pour les yeux particuliers, noirs et équins, de Zebra et qu’il devait s’ajuster aux miens. Je remarquai des sautes dans l’affichage, tandis que le point se faisait.
Une autre traînée d’air rosé me frôla, puis une troisième, laissant une marque argentée sur la carrosserie de la cabine. Ça sentait le plastique fondu et le métal chaud.
— Et merde ! m’exclamai-je.
Le système de visée n’était pas encore opérationnel, mais ma cible n’était pas très éloignée, et je ne recherchais pas une précision absolue. Je voulais juste abattre ces salauds, les faire tomber du ciel, et si l’affaire se passait mal et se soldait par une dose excessive de dommages collatéraux, eh bien tant pis.
Je pressai la détente et le recul de l’arme me meurtrit l’épaule.
Une traînée d’air ionisé partit en sens inverse, ratant de peu la cabine la plus proche. Pas mal pour un premier tir. Je m’attirai une salve en retour et me réfugiai dans l’habitacle pour la laisser passer. Je me penchai à nouveau au-dehors, épaulai d’un mouvement rapide, coulé, pratiquement machinal. Cette fois, je n’avais pas l’intention de rater ma cible.
Je fis feu.
Je regardai la cabine de devant exploser dans un nuage gris de tripaille fondue. Le conducteur avait dû mourir sur le coup, me dis-je, mais le tireur était tombé dans le vide à l’instant de l’explosion. Je regardai la silhouette vêtue de noir s’abattre dans la Mouise, son arme chutant à côté de lui, et je n’entendis rien lorsqu’il heurta le sol dans une confusion de taudis et d’éventaires assemblés de bric et de broc.
Quelque chose clochait. Je le sentais venir, affleurer à ma conscience : un nouveau rêve d’Haussmann. Je tentai désespérément de le repousser, de m’ancrer dans le présent, mais déjà une autre réalité, plus ténue, essayait de s’imposer à moi.
— Allez vous faire foutre ! hurlai-je.
L’autre véhicule poursuivit un instant sa descente, puis fit demi-tour dans un rapide et élégant changement de prises de ses bras filiformes. Je le regardai remonter dans le Dais, et, pour la première fois depuis que j’avais pris conscience de l’agression, je me rendis compte que la sirène hurlait toujours dans la cabine. Et que le mugissement semblait revêtir un degré d’urgence accru.
Je reposai l’arme et me réinstallai tant bien que mal aux commandes du véhicule qui se cabrait. Je sentais que l’épisode Haussmann revenait en force au-devant de mes pensées, comme une crise sur le point de se produire.
Le sol arrivait trop vite. Nous étions presque en chute libre – glissant probablement sur un unique câble. Les gens, les rickshaws et les animaux détalaient en dessous, courant en tous sens sans savoir où j’allais m’écraser. Je m’arc-boutai sur mon siège et manœuvrai les commandes, plus ou moins au hasard, dans l’espoir de réduire la vitesse de descente. Puis le sol fut si près que je pus déchiffrer l’expression des gens de la Mouise, en dessous. Ils n’avaient pas l’air particulièrement réjouis de mon arrivée.
C’est là que je me retrouvai dans la Mouise pour de bon.
La salle du conclave était située au cœur du Palestine, séparée du reste du vaisseau par d’impressionnantes portes blindées ornées de motifs de métal sculpté qui formaient comme des lianes d’alliage. À l’intérieur se trouvait une énorme table rectangulaire, entourée par une vingtaine de sièges à haut dossier, dont moins d’une douzaine étaient occupés. Les délégués étaient assis avec raideur autour de la table d’acajou poli, sombre et luisante comme un miroir, où se reflétaient leurs silhouettes en uniforme. On aurait dit une dalle d’eau parfaitement immobile, éclairée par la lune. Un appareil de projection encastré au centre de la table passait en boucle les plans techniques contenus dans le premier message. Des graphiques linéaires d’une complexité étourdissante flottaient dans le vide.
Sky était assis à côté de Balcazar. Il entendait le petit bruit de fond de ses dispositifs d’assistance médicale.
— … modification topologique qui nous permettrait de contrôler plus efficacement le réservoir de confinement, disait le théoricien de la propulsion du Palestine, commentant l’un des schémas. Ce qui, couplé aux autres perfectionnements déjà envisagés, devrait permettre d’obtenir un profil de décélération plus tendu… et je ne reviens pas sur la possibilité de réduire le flux sans subir le choc magnétique en retour. Grâce à ces améliorations, nous devrions être en mesure de couper le moteur à antimatière, et nous aurions encore de l’énergie en réserve ; nous pourrions le rallumer par la suite, ce que nous ne pouvons faire dans la configuration actuelle…
— Et dans l’hypothèse où nous estimerions pouvoir nous fier à ces suggestions, serions-nous en mesure d’effectuer les modifications ? demanda Omdurman, l’officier qui commandait le Bagdad.
Il portait une tunique noire, brillante, illuminée par les insignes gris et blanc de sa fonction, ce qui, ajouté à la pâleur de sa peau et au noir profond de ses cheveux et de sa barbe, faisait de lui une parfaite étude en noir et blanc.
— En principe, oui, répondit le technicien des propulsions, impassible sous un film de sueur. Mais je vais être honnête avec vous : cela nous amènerait à effectuer des travaux importants à quelques centimètres de la cuve de confinement, qui devra rester parfaitement opérationnelle pendant tout ce temps. Nous ne pouvons stocker l’antimatière ailleurs en attendant la fin des travaux. Un faux mouvement et le prochain conclave se fera sans nous…
— Le prochain conclave peut aller se faire foutre ! marmonna Balcazar.
Sky poussa un soupir et passa un doigt sous son col humide de transpiration. Il faisait beaucoup trop chaud dans cette salle, une chaleur presque soporifique. Rien n’était normal, à bord du Palestine. Sky ne s’attendait pas à cette aura d’étrangeté, encore amplifiée par des choses qui, elles, n’avaient rien d’étrange. L’architecture générale, la conception du bâtiment lui avaient été tout de suite familières. Quand il était descendu de la navette, avec le capitaine, il avait tout de suite su où il était. Bien qu’étant en visite diplomatique et non prisonniers, ils avaient été escortés à chaque instant par des gardes armés, mais s’il avait réussi à échapper à leur surveillance, il était sûr qu’il aurait pu aller où il voulait tout seul, et sans se faire repérer, grâce à sa connaissance des moindres coins, recoins et raccourcis du Santiago, qui étaient probablement reproduits à l’identique sur le Palestine. Toutefois, en dehors de la configuration de base, le bâtiment était subtilement différent à presque tous les points de vue, de sorte qu’il avait l’impression de s’être réveillé dans un monde quasiment identique, aux détails près : décoration différente, inscriptions et panneaux d’informations rédigés dans une langue et des caractères étrangers, avec des slogans et des peintures murales aux endroits où il n’y avait rien sur le Santiago. L’équipage portait des uniformes différents et arborait des insignes qui ne lui étaient pas familiers, et quand ils parlaient entre eux, il ne comprenait à peu près rien à ce qu’ils se racontaient. Leur équipement n’était pas le même, et ils échangeaient à tout bout de champ des saluts agressifs. Leur langage corporel évoquait une mélodie qui sonnait faux. La température intérieure et le degré hygrométrique étaient plus élevés qu’à bord de son bâtiment, et où qu’ils aillent, il y avait une espèce d’odeur, comme une odeur de cuisine. Pas vraiment désagréable, mais qui renforçait l’impression d’étrangeté. Ça aurait pu être son imagination, mais même la gravité paraissait plus forte, ses pas résonnaient avec plus de force sur le sol. Peut-être avaient-ils légèrement augmenté la rotation afin d’avoir un plus sur les autres colons, lorsqu’ils arriveraient sur Sky’s Edge. Peut-être avaient-ils fait cela simplement pour que tout le monde se sente plus à l’aise pendant le conclave, montant le chauffage, tant qu’ils y étaient. Et peut-être n’était-ce que son imagination…
Le début du conclave avait été tendu, mais pas autant qu’il l’avait craint – si l’on peut dire – pour la santé du capitaine. Balcazar en était sorti revigoré, et il avait récupéré rapidement presque toute sa lucidité, le tranquillisant que lui avait administré Rengo ayant été dosé pour cesser d’agir au moment de leur arrivée. Sky remarqua que certains des plus anciens membres des équipages étaient presque aussi impotents que son propre capitaine ; ils étaient équipés de leurs propres dispositifs de soutien médical et des infirmiers s’affairaient autour d’eux. C’était un ramassis assez idiosyncrasique de quincaillerie bourdonnante. Tout se passait comme si les machines avaient décidé de se réunir et avaient traîné leurs hôtes charnels à la fête.
Ils avaient surtout parlé des messages de la Terre, évidemment. Tout le monde reconnaissait l’authenticité des deux messages : leur origine était confirmée, même si leur véracité ne l’était pas, et ce n’était probablement pas un canular sophistiqué monté par l’un des bâtiments à l’encontre du reste de la Flottille. Les fréquences qui composaient les deux messages radio avaient subi un décalage spécifique par rapport à leurs voisins, décalage provoqué par les nuages d’électrons interstellaires qui planait entre Sol et la Flottille. Même si un émetteur avait pu être largué assez loin derrière les bâtiments pour envoyer le message, ce signal aurait été très difficile à simuler de façon convaincante. À aucun moment l’existence d’un sixième vaisseau ne fut évoquée, et le capitaine n’y fit pas allusion. Peut-être sa présence n’était-elle connue qu’à bord du Santiago. Autant dire que le secret méritait d’être gardé à tout prix.
— Évidemment, reprit le théoricien des propulsions, ça pourrait être un piège.
— Mais qui pourrait avoir intérêt à nous envoyer une information dévastatrice ? demanda Zamudio, le commandant du vaisseau hôte. Quoi qu’il puisse nous arriver, ça ne changera rien pour personne, sur Terre, alors pourquoi essaierait-on de nous nuire ?
— Le même argument s’appliquerait à tout ce qui pourrait nous être bénéfique, répondit Omdurman. À quoi bon nous envoyer des informations susceptibles de nous aider, la solidarité humaine mise à part ?
— La solidarité humaine peut aller se faire foutre… ! marmonna Balcazar.
— En réalité, il y a des arguments dans un sens comme dans l’autre, intervint Sky, assez fort pour couvrir la voix du capitaine.
Tous le regardèrent, patiemment, comme s’il avait été un enfant qui aurait tenté de raconter une histoire drôle.
Aucun des individus présents ne savait qui il était, à part peut-être qu’il était le fils de Titus Haussmann. Ce qui lui convenait parfaitement : être sous-estimé était très appréciable, compte tenu des circonstances.
Il poursuivit :
— L’organisation qui a lancé la Flottille existe peut-être toujours sous une forme ou une autre, sur Terre, même clandestinement. Il est de son intérêt de nous aider à arriver à destination, ne serait-ce que pour pouvoir se dire que ses efforts n’auront pas été vains. Nous sommes peut-être, à ce jour, la seule expédition interstellaire jamais lancée ; ne l’oubliez pas. Il se pourrait que nous soyons le seul espoir que l’homme ait jamais eu d’atteindre un jour un autre système solaire.
— C’est possible, fit Omdurman en se caressant la barbe. Nous sommes comme une grande mosquée en construction : un projet qui pourrait prendre des centaines d’années, et dont personne ne verra l’aboutissement…
— Qu’ils aillent se faire foutre… Qu’ils aillent tous se faire foutre !
Omdurman tiqua mais poursuivit, comme si de rien n’était :
— Pourtant, ceux qui savent qu’ils seront morts avant la fin du voyage pourraient éprouver une certaine satisfaction à l’idée d’avoir contribué à l’entreprise, même s’ils n’y ont pris qu’une part infime. L’ennui, c’est que nous ne savons pratiquement rien de ce qui s’est passé sur Terre, depuis notre départ.
— Et même s’ils nous envoyaient des actualisations, poursuivit Zamudio en souriant, nous ne saurions pas si nous pouvons nous y fier.
— Retour à la case départ, en d’autres termes, conclut Armesto, le capitaine du Brasilia.
C’était le plus jeune capitaine de la Flottille. Il était à peine plus âgé que Sky. Celui-ci le regarda attentivement, prenant la mesure d’un éventuel rival. Un ennemi qui pourrait ne pas se déclarer avant des années voire des dizaines d’années.
— De la même façon, je vois parfaitement pourquoi ils pourraient souhaiter nous éliminer, reprit Sky. Vous permettez, capitaine ? demanda-t-il en se tournant vers Balcazar.
Le capitaine eut un sursaut, comme s’il était sur le point de s’endormir.
— Allez-y, mon cher Titus.
— Imaginez que nous ne soyons pas seuls dans la course, reprit Sky, penché en avant, les coudes appuyés sur la table d’acajou. Nous sommes partis depuis un siècle. Il y a peut-être, à présent, des vaisseaux plus rapides sur les planches à dessin ; allez savoir s’ils ne sont pas déjà en route. Si ça se trouve, il y a des factions qui aimeraient nous empêcher d’atteindre Swan afin de le revendiquer pour elles. D’accord, ils pourraient aussi se battre à la loyale, mais nous sommes quatre gros vaisseaux et nous disposons de l’arme nucléaire… (Les armes en question avaient été embarquées afin de permettre la terraformation lorsqu’ils arriveraient sur Journey’s End, pour ouvrir des cols dans des chaînes de montagnes, ou creuser des ports naturels, par exemple, mais elles pouvaient parfaitement servir à des fins guerrières.) Nous ne serions pas faciles à vaincre. De leur point de vue, il serait beaucoup plus simple de nous amener à nous autodétruire.
— Ce que vous voulez dire, c’est que nous avons autant de raisons de leur faire confiance que de nous méfier d’eux ?
— Oui. Et les mêmes arguments s’appliquent au second message, celui qui nous met en garde contre les modifications proposées.
Le théoricien des propulsions eut une petite toux.
— Il a raison. Nous n’avons plus qu’à peser le pour et le contre du contenu technique du message.
— Ce qui ne sera pas facile.
— Et nous prendrions un risque majeur.
Et ça avait continué comme ça ; les arguments avaient fusé de part et d’autre de la table, stérilement. Il y avait eu des insinuations selon lesquelles l’un ou l’autre camp aurait retenu des informations précieuses – ce qui n’était pas faux, s’était dit Sky –, mais aucune accusation précise n’avait été lancée, et le conclave se poursuivit, dans une ambiance de malaise plutôt que d’hostilité déclarée. Tous les bâtiments s’étaient mis d’accord pour continuer à partager leur interprétation des messages, et pour créer un groupe d’experts constitué de membres de toute la Flottille chargés d’étudier la faisabilité technique des modifications suggérées. Il fut convenu qu’aucun des bâtiments n’agirait unilatéralement, et que rien ne serait tenté pour appliquer les modifications sans l’accord express de tous les autres. Il fut même suggéré que tout vaisseau qui souhaiterait jouer le coup tout seul était libre de le faire, mais qu’il devrait se retirer du corps principal de la Flottille, multipliant par quatre la distance qui le séparait des autres.
— C’est une proposition insensée ! s’exclama alors Zamudio.
C’était un grand et bel homme, qui faisait beaucoup plus jeune que son âge. Il avait été aveuglé par l’éclair de l’Islamabad, et une caméra fixée sur l’une de ses épaules, tel le perroquet d’un vieux loup de mer, filmait la scène de façon apparemment aléatoire.
— Cette expédition a été lancée dans un esprit de camaraderie ! Ce n’est pas une course de vitesse…
Armesto serra les mâchoires.
— Alors pourquoi êtes-vous si peu disposés, les uns et les autres, à partager avec nous les réserves que vous avez accumulées ?
— Nous ne détenons aucune réserve, fit Omdurman d’un ton peu convaincant. Pas plus que vous ne détenez par-devers vous les pièces détachées dont nous aurions besoin pour nos caissons de cryosomnie, d’ailleurs…
La caméra de Zamudio se braqua sur lui.
— Enfin, c’est ridicule… commença-t-il d’une voix traînante. Personne ne nie que la qualité de vie diffère selon les vaisseaux. C’est une évidence, et c’était prévu depuis le début. Le but était de permettre aux bâtiments de gérer leurs affaires indépendamment les uns des autres, ne serait-ce que pour éviter à tout le monde de commettre les mêmes erreurs imprévisibles. Cela veut-il dire que tous les vaisseaux doivent se retrouver avec le même niveau de vie standard ? Bien sûr que non. Si tel était le cas, ce serait l’indice d’un dysfonctionnement. Il est inévitable que le taux de mortalité diffère quelque peu selon les équipages ; cela reflète purement et simplement le fait que nous n’attachons pas tous la même importance à la science médicale. (Il avait réussi à capter leur attention, à présent, de sorte qu’il baissa la voix et regarda dans le vide pendant que son œil-caméra passait d’un visage à l’autre.) Certes, le pourcentage de décès des cryonisés n’est pas le même d’un bâtiment à l’autre. Du sabotage ? Je ne crois pas, si réconfortante que cette idée puisse paraître.
— Réconfortante ? fit quelqu’un, comme s’il n’en croyait pas ses oreilles.
— Oui, absolument. Il n’y a rien de plus réconfortant que de fomenter une conspiration paranoïde, surtout quand ça dissimule un problème plus grave. Ne parlons plus de sabotage ; envisageons plutôt des procédures inadaptées ; des compétences techniques insuffisantes… Je n’aurai pas la cruauté de poursuivre l’inventaire…
— Assez bavardé ! lança Balcazar dans un éclair de lucidité. Ce n’est pas de ça que nous sommes venus discuter. Si quelqu’un veut suivre les conseils de ce foutu message, qu’il le fasse. Je serais très intéressé de voir le résultat.
Mais il paraissait peu probable que quelqu’un se risque à tenter l’expérience le premier. Comme l’avait laissé supposer le capitaine, leur tendance naturelle les porterait sans doute à laisser quelqu’un d’autre s’en charger. Le conclave devrait se réunir à nouveau d’ici trois mois, après étude approfondie des messages. Les passagers des vaisseaux seraient informés de leur existence peu après. Les accusations qui avaient été lancées dans la salle du conclave furent purement et simplement oubliées. Quelqu’un fit même remarquer que le problème, loin d’accroître les tensions entre les bâtiments, pourrait conduire à un modeste dégel des relations.
Et puis Sky se retrouva avec Balcazar dans la navette qui retournait vers le Santiago.
— Nous serons bientôt rentrés, capitaine. Si vous essayiez de vous reposer un peu ?
— Allez vous faire foutre, Titus… Si j’avais envie de dormir, je…
Balcazar s’était assoupi avant de finir sa phrase.
Le Santiago était une petite tache en surbrillance sur l’écran de la navette. Sky voyait parfois les bâtiments de la Flottille comme les petites îles d’un minuscule archipel, séparées par de si vastes étendues d’eau qu’elles étaient invisibles les unes des autres. Il faisait toujours nuit, dans l’archipel, et les lumières qui brillaient dans les îles étaient si faibles qu’il fallait vraiment s’en approcher pour les voir. Et repartir d’une de ces îles, plonger dans les ténèbres au risque de se perdre dans les eaux océaniques, exigeait une confiance inébranlable dans le système de navigation de sa navette. Tout en pilotant, Sky ruminait des idées de meurtre, selon son habitude. Il pourrait saboter le pilote automatique d’une navette juste avant que la victime ne parte pour l’un des autres vaisseaux. Il serait assez simple de trafiquer les instruments de sorte que l’appareil aille dans la direction opposée et s’enfonce dans la nuit. Ajoutez à ça des réserves de carburant insuffisantes ou l’interruption du support-vie, toutes possibilités très intéressantes en vérité.
Sauf pour lui. C’était toujours lui qui accompagnait Balcazar, de sorte que ce modus operandi était d’un intérêt limité.
Il repensa au conclave. Les autres capitaines de la Flottille avaient eu beau feindre de ne pas remarquer les absences de Balcazar, voire, à certains moments, ses éclipses complètes de lucidité, Sky avait vu les regards préoccupés qu’ils échangeaient par-dessus la longue table de conférence en acajou poli quand ils pensaient qu’il regardait ailleurs. Ils avaient eu l’air très ennuyés de voir que l’un d’eux perdait la tête. Qui pouvait dire qu’ils ne seraient pas atteints de la même folie à son âge ? Sky n’avait évidemment rien dit ou fait qui puisse leur laisser penser que l’état de santé du capitaine était un tant soit peu préoccupant. Ç’aurait été la plus grave des trahisons. Non, il avait affecté, en présence de son capitaine, une obéissance solennelle digne d’un joueur de poker, hochant dûment la tête à chacune de ses interventions débiles, sans jamais laisser paraître qu’il le considérait comme aussi profondément sénile que le craignaient les autres capitaines.
Le prototype du serviteur loyal, en d’autres termes.
La console de la navette émit un signal sonore. Ils approchaient du Santiago, bien qu’il soit encore difficile à voir, avec les lumières intérieures de la cabine. Balcazar ronflait et bavait, un filet de salive argentée ornait l’une de ses épaulettes comme une nouvelle indication subtile de son rang.
— Tue-le ! dit son Clown. Vas-y, tue-le ! Tu as encore le temps.
Sky savait que son Clown n’était pas vraiment présent dans la navette, et en même temps il était là, d’une certaine façon, sa voix vibrante, haut perchée, semblant retentir non à l’intérieur du crâne de Sky mais un peu en arrière.
— Je ne veux pas le tuer, répondit Sky, ajoutant mentalement un « maintenant » qu’il fut seul à entendre.
— Mais si, et tu le sais bien. Il te barre la route. Depuis toujours. C’est un vieil homme malade. En réalité, tu lui ferais une faveur en le tuant maintenant. Regarde-le, poursuivit son Clown d’une voix plus douce. Il dort comme un bébé. Je parie qu’il fait un beau rêve, un rêve de bébé.
— Tu ne peux pas le savoir.
— Je suis ton Clown. Ton Clown sait tout.
La console avertit Sky, d’une douce voix métallique, qu’ils étaient sur le point d’entrer dans la sphère d’accès réservé qui entourait le bâtiment. Les commandes de la navette seraient bientôt relayées par le vecteur d’interception automatique qui la guiderait vers son emplacement de parking.
— Je n’ai encore jamais tué personne, dit Sky.
— De tes mains, non. Mais tu es quand même un maître en la matière. Tu passes tellement de temps à y penser, avoue-le.
Il n’y avait rien à répondre à cela. Sky pensait tout le temps à tuer. Il pensait aux différentes façons d’éliminer ses ennemis – des gens qui l’avaient offensé, ou dont il pensait qu’ils parlaient de lui dans son dos. Il lui semblait que certaines personnes auraient mérité de mourir pour la seule raison qu’elles étaient faibles ou confiantes. À bord d’un vaisseau comme le Santiago, ce n’étaient pas les occasions qui manquaient de commettre un meurtre, mais on avait peu de chance d’y parvenir sans que quelqu’un s’en aperçoive. Cela dit, l’imagination fertile de Sky ruminait le problème depuis longtemps, et il avait envisagé une douzaine de stratégies plausibles pour réduire le nombre de ses ennemis. Sans parler de ce qui était arrivé à son père.
Son Clown avait raison : à quoi bon échafauder des plans compliqués, les triturer dans les moindres détails, si on n’entrait jamais soi-même dans le vif du sujet ?
Il regarda à nouveau Balcazar. Si paisible, comme avait dit son Clown.
Si paisible.
Et tellement vulnérable.